Pour une autre approche du bonheur au travail

Bon, vous vous direz peut-être : “énième article sur le sujet”, mais nous assumons parce que nous apportons un peu de nouveauté et de bonnes nouvelles. En effet, on en parle, on en parle, mais le sujet reste ô combien d’actualité et clairement, les résultats ne sont pas là : de lassitude en burn-out, de perte de sens en “bore out”, le travail est toujours loin de constituer un cadre propice au développement du bonheur. Pourquoi ? Bien sûr, pour plein de justes raisons, toutes connues : attentes individuelles croissantes, changements permanents, impatiences, comportements de domination, etc. Mais surtout parce que le sujet est mal posé, les mots mal choisis. 

Il nous paraît donc utile de considérer les limites de la notion même de “bonheur au travail”, et, à cette quête, d’en substituer une autre, bien plus efficace et atteignable.

 

Pertinence de l’expression “bonheur au travail”

Est-il besoin de le préciser, les mots ont toute leur importance. En l’occurrence, que nous apprend le Petit Robert sur la définition de bonheur ? Pour notre dictionnaire national, le bonheur constitue un état d’un état de conscience pleinement satisfaite, et l’on peut rapprocher le mot bonheur de synonymes tels que béatitude ou félicitée. Par extension, bonheur tiendrait aussi de ce qui rend heureux. Face à ces définitions, si nous sommes DRH ou même manager opérationnel et que nous souhaitons généreusement faire le bonheur de nos équipes, nous voici…bien avancés !

En effet, comment faire, en tant qu’acteur responsable qui a le désir d’être positivement conséquent au sein de la planète entreprise, pour assurer à tout un chacun dans l’organisation, un état de conscience pleinement satisfaite ? Si l’on prend appui sur l’extension de la définition, comment rendre chacun des salariés heureux ? Clairement, la mission est impossible, ne serait-ce que du fait que chacun de nous subit des influences d’origine extrêmement diverses – souvent extérieures au monde du travail – et qui impactent positivement ou négativement ce potentiel état de félicitée tant recherché. Bref, le bonheur de chacun ne dépend pas, loin s’en faut, que du DRH ou du manager, fussent-ils les mieux intentionnés du monde !

Et puis,la question du bonheur s’avère singulièrement multifactorielle.

Pour illustrer, voici quelques exemples : vous épanouissez-vous dans le risque ou la sécurité ? dans la mobilité ou la stabilité ? dans le changement ou les tâches répétitives ? dans la responsabilité ou l’exécution ?

Par ailleurs, avez-vous tendance à voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ? Êtes-vous d’un naturel optimiste ou pessimiste ? Demandez autour de vous, trouvez d’autres questions de ce type, vous le constaterez, la diversité est large !

La notion de bonheur fait appel à une dimension à la fois très personnelle – par définition peu généralisable – et d’ordre davantage spirituel que rationnel, impossible donc à nommer ou à critériser. Constatant cela, il nous semble sage de sortir la question du bonheur du champ du travail. En appartée, cela nous semble d’ailleurs heureux. Il convient en la matière, en effet, de se méfier des généralisations, des recettes toutes faites, et plus généralement des personnes ou systèmes qui sauraient mieux que vous ce qui est bon pour vous… Excellente voie vers la dictature de la bien-pensance. 

Bon, alors, on fait quoi ? Le bonheur au travail est-il condamné ? Inaccessible ? N’est-ce donc pas alors le malheur au travail qui attend tout un chacun d’entre nous ? 

Bien sur que non. En revanche, il convient de penser le sujet autrement, et avant toute chose de changer de champ sémantique. 

Dans cette optique, Kant pourrait bien nous éclairer… Selon lui, en effet, le bonheur relèverait de la satisfaction de toutes nos inclinations (Critique de la raison pratique). Nous voici donc en présence d’une approche moins évanescente, plus concrètement identifiable. Quelles sont vos inclinations ? Parmi celles-ci, quelles sont celles qui comptent le plus ? En général, mais aussi plus spécifiquement, au travail ? Oui, quelles sont vos inclinations lorsque vous vous trouvez au travail ? 

 

Notion d’accomplissement de soi plutôt que de bonheur au travail

L’approche de Kant est passionnante parce qu’elle rend la notion de bonheur appréhendable, au travers des inclinations de chacun. Vous l’avez compris, notre but est de nous interroger sur les éléments concrets qui pourraient rendre les personnes plus heureuses au travail; pour générer cela, d’une façon la plus globale possible, il convient nécessairement d’identifier les tenants et les aboutissants d’un bien-être durable au travail. Dans ce sens, Kant se montre particulièrement aidant : il suffit de poser les quelques questions ci-dessus pour qu’émergent des éléments utiles et personnalisés de satisfaction. Pour autant, le mot “inclination”, s’il nous apparaît intéressant en philosophie, nous semble encore par trop subjectif – et donc insuffisamment exploitable – pour l’univers du travail. 

On a donc besoin d’autres inspirateurs.

  1. Maurin est de ceux-ci. Le sociologue fait état de la nécessité de pouvoir faire usage d’un plein emploi de sa personnalité, toutes compétences – personnelles, professionnelles, comportementales – confondues. Ainsi, dans son livre “où est passé le peuple de gauche”,  E. Maurin exprime que la rentabilité peut être obtenue, non par la robotisation des comportements mais par le plein emploi de la personnalité et de la responsabilité des salariés. Le (changement) peut être réalisé non par réduction ou augmentation des effectifs, mais par (…) communication (…), initiatives et relations constantes en feed-back entre les niveaux de direction et ceux d’exécution.

Dominique Meda, interviewée dans l’émission “Complément d’enquête”, éclaire elle aussi les choses dans ce sens : De nos jours, il est courant de considérer que le travail doit être un vecteur d’épanouissement, qui permette de de dire qui on est, de montrer aux autres toutes nos capacités. De fait, empêcher les personnes de montrer ce dont elles sont capables constitue une carence cruciale de reconnaissance, susceptible de porter gravement atteinte à l’estime de soi. Aujourd’hui, tout le monde souhaite s’épanouir, se réaliser et montrer qui il est dans son travail

Ce plein emploi de la personnalité et l’expression la plus pleine et entière possible de ce dont chacun est capable de mettre au service de la construction du succès, aboutissent à la considération de l’expression d’une identité professionnelle propre, que les recherches d’André Mariage, professeur de psychologie clinique et pathologiques semblent confirmer dans son ouvrage “Le Travail Humain”, aux Presses Universitaires de France : La restructuration du système productif, les exigences de qualité engendrées par les conditions de la concurrence et les changements organisationnels au sein de l’entreprise ont eu aussi pour conséquences la revendication d’une reconnaissance d’un statut (spécifique) et l’émergence d’une nouvelle identité professionnelle (…) Le concept d’identité professionnelle est le point d’articulation entre la subjectivité individuelle et l’entreprise. L’identité professionnelle naît de l’assemblage d’une identité définie par l’institution et du sens que le sujet lui donne à partir de son identité personnelle. L’identité professionnelle fonde la stabilité, la cohérence, la permanence du travailleur, elle est aussi sa possibilité de devenir et d’évoluer. Ces identités professionnelles doivent être découvertes, respectées, valorisées. Ill en va du bien-être, mais aussi de l’engagement de chacun (Étude Gallup). 

Enfin, Vincent Cespedes indique lui que le bonheur doit nécessairement passer par la case générosité; ce qui indiquerait que l’on a de fortes chances d’être heureux en mettant au service du monde le plus grand nombre possible de nos compétences.

 

L’intérêt de toutes ces approches n’est pas vain, en ce qu’il permet notamment de passer du spirituel et de l’irrationnel abordés dans le paragraphe précédent à quelque chose – nos compétences, notre personnalité, etc. – de plus rationnel, opérationnel même, que l’on peut donc nommer, identifier, évaluer et développer. L’avantage de cette dimension concrète, c’est que l’on peut travailler sur l’expression de ses compétences à loisir, et, parce que la générosité rend heureux et qu’elle sera forcément utile à tous à un moment donné, cesser de s’en exonérer. Le bonheur au travail serait donc une question d’accomplissement de soi ? Nous, on like ! Mais quid de l’accomplissement de soi ? De quoi parle-t-on ? Sur ce point, il existe une approche qui nous semble hautement utile et pertinente : les compétences psychosociales, énoncées par l’OMS.

 

Des compétences de vie ?

Lorsque l’on entend cheminer vers la vérité ou trouver des solutions, il est souvent très utile de regarder ailleurs, dans une approche transverse. En l’occurrence, il apparaît qu’un travail approfondi mené par l’OMS dans les années 90, a pu mettre en exergue l’existence de “compétences psychosociales” qui, conséquence de la pertinence de l’approche, se sont même vues rebaptisées par la suite “compétences de vie” (“life skills”) par l’Unicef. En France, les secteurs de la Santé, ou de l’Education Nationale se sont largement emparés de ce travail pour tenter d’améliorer la capacité des patients ou des jeunes populations à faire face à l’existence. Ces life skills  sont aujourd’hui reconnues comme un déterminant clé de la santé et du bien‐être sur lequel il est possible d’intervenir efficacement, et çà c’est passionnant !

Qui plus est, vous allez constater que ces compétences psychosociales sont aussi particulièrement adaptées au monde du travail. Alors qu’en est-il ? 

D’après l’OMS, les compétences psychosociales sont la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne. C’est l’aptitude d’une personne à maintenir un état de bien-être subjectif, en adaptant un comportement approprié et positif, à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement. Les compétences psychosociales ont un rôle important à jouer dans la promotion de la santé dans son sens le plus large, en termes de bien-être physique, mental et social.

Bien entendu, l’OMS a défini ces compétences, qu’elle a présenté par paires : savoir résoudre des problèmes/savoir prendre des décisions, avoir une pensée créative/avoir une pensée critique, savoir communiquer efficacement/être habile dans les relations interpersonnelles, avoir conscience de soi/avoir de l’empathie, savoir réguler ses émotions/savoir gérer son stress.

Dans les documents suivants de l’OMS, le nombre de compétences psychosociales augmente et elles sont regroupées en trois grandes catégories :

  1. Les compétences sociales (ou inter‐ personnelles ou de communication)
  • les compétences de communication verbale et non verbale : écoute active, expression des émotions, capacité à donner et recevoir des feedback
  • les capacités de résistance et de négociation : gestion des conflits, capa‐ cité d’affirmation, résistance à la pression d’autrui. L’empathie, c’est‐à‐dire la capacité à écouter et comprendre les besoins et le point de vue d’autrui et à exprimer cette compréhension
  • les compétences de coopération et de collaboration en groupe
  • les compétences de plaidoyer (advocacy), qui s’appuient sur les com‐ pétences de persuasion et d’influence
  1. Les compétences cognitives
  • les compétences de prise de décision et de résolution de problème
  • la pensée critique et l’auto-évaluation, qui impliquent de pouvoir analyser l’influence des médias et des pairs, d’avoir conscience des valeurs, attitudes, normes, croyances et facteurs qui nous affectent, de pouvoir identifier les informations et sources d’informations pertinentes
  1. Les compétences émotionnelles (ou d’autorégulation)
  • les compétences de régulation émotionnelle : gestion de la colère et de l’anxiété, capacité à faire face à la perte, à l’abus et aux traumatismes
  • les compétences de gestion du stress, qui impliquent la gestion du temps, la pensée positive et la maîtrise des techniques de relaxation
  • les compétences favorisant la confiance et l’estime de soi, l’auto-évaluation et l’autorégulation.

Encore une fois, le sujet est passionnant, n’hésitez pas à investiguer ! En l’état, une excellente nouvelle se fait donc jour : oui, il est possible d’acquérir – et de transmettre – des compétences qui rendent heureux. Mieux, ces compétences sont identifiées, peuvent s’articuler dans des programmes de formation pour adultes au sein de l’entreprise. Mieux encore : ces compétences cadrent totalement avec les compétences qu’exigent l’intelligence collective (le développement de l’intelligence collective en entreprise, ed. Iste-Editions) et ne pourront que favoriser la réussite des organisations ! Alors, pourquoi s’en prive-t-on ? Par ignorance, sans doute; voire, par manque de volonté. Mais cette volonté, de qui relève-t-elle ?

 

Qui doit être considéré responsable de l’accomplissement de chacun ?

Une question assurément centrale… En fait, tout le monde ! Les entreprises comme les individus, les autres comme nous-même, le système comme l’initiative personnelle. Chacun doit travailler à développer, pour sa vie professionnelle mais aussi pour sa vie personnelle, des compétences telles que celles citées ci-dessus. N’oublions pas que les compétences psychosociales sont nées avant tout d’un désir de transmettre aux enfants les essentiels de l’accomplissement de soi en société. Et pour l’OMS, il s’agit ni plus ni moins que d’une question de santé publique ! Las, le monde du travail nous offre bien trop souvent de constater les dégâts liés au fait de ne pas avoir travaillé le sujet en amont. Heureusement, il n’est jamais trop tard, mais il va falloir s’y mettre parce que l’ambiance dans les entreprises est loin d’être toujours à la fête…

On déplore toujours la multiplication de cas de burn-out. Mais se pose-t-on les bonnes questions ? A ne jamais demander d’aide, s’abstenir de dire non, placer ses objectifs au centre de sa vie et d’en faire même le sens de sa vie, comment s’étonner de se perdre soi-même, ce qui est le contraire même de l’accomplissement de soi ?

Le système aussi, évidemment, a sa responsabilité. Quid des bulshitt jobs, ces postes dont les titulaires eux-mêmes ne comprennent pas le sens, l’utilité ? Quid du courage qui consisterait à renvoyer un manager qui, preuves à l’appui et malgré l’atteinte des objectifs, fait souffrir son équipe – générant sans doute arrêts-maladie et turn-over en masse ? Que penser de comportements de dirigeants qui cultivent condescendance et distance tandis qu’il conviendrait de donner toujours davantage de sens et d’encouragements ? Comment encourager la transversalité dans les relations de travail quand des cadres exécutifs conservent de purs comportements pyramidaux ? Alors, c’est vrai, il y a parfois des “chiefs happyness officer”, dont le rôle ne saurait être considéré comme négligeable, surtout en terme de renforcement de la communauté. Pour autant, nous le savons tous, le problème est bien plus profond.

Donc, il est urgent que les acteurs de l’entreprise s’emparent des compétences émotionnelles, interpersonnelles et cognitives qui alimentent une intelligence collective de qualité, efficace et durable, au service, tout à la fois, de la réalisation de la vision et de l’accomplissement de chacun. N’est-ce pas là aussi une façon de pratiquer l’écologie ? Abîmer la ressource humaine ne relève-t-il pas d’un positionnement anti-écologique ? Quid d’une écologie de l’Homme, parmi l’Ecologie de tous les écosystèmes

En outre, au vu des bénéfices possibles, tant au plan des résultats économiques que de la santé publique, feindre d’ignorer ces marges considérables d’évolution serait selon nous purement anti-professionnel

 

Donc oui, nous croyons le changement possible, parce qu’on le constate, le nécessaire pour évoluer -contenu et pédagogie – est désormais connu et abondamment documenté. 

Alors, ce ne sera peut-être pas toujours l’idéal permanent,  l’état de conscience pleinement satisfaite, mais ce qui est certain, c’est qu’on s’éloignera alors définitivement du “tripalium” – sens initial opportunément supposé du mot “travail”, comme instrument de torture – pour aller vers un univers d’accomplissement, à la fois des projets, mais aussi de la multitude des identités professionnelles.